GEORGES PEREC
La vie Mode d’emploi (1978)
La vie Mode d’emploi (1978)
Georges Perec (1936-1982) est un écrivain français, membre de l'Oulipo à partir de 1967, il fonde ses œuvres sur l'utilisation de contraintes formelles, littéraires ou mathématiques.Son travail, qui a donné lieu à de très nombreuses études, s'organise autour de quatre axes : romanesque, autobiographique, sociologique et ludique.
La vie mode d’emploi est un roman monumental construit comme un puzzle ou un bâtiment complexe. Perec a appliqué des contraintes mathématiques, notamment le carré latin et les principes du jeu de l’échiquier, pour orchestrer la structure du livre. Chaque chapitre correspond à une pièce d’un immeuble imaginaire, et l’ensemble est construit avec une précision d’ingénieur.
La littérature n’est pas moins rigoureuse que l’architecture. Chaque phrase est une poutre, chaque chapitre une travée ; c’est l’harmonie de l’ensemble qui donne sens au tout.
Perec transforme la création littéraire en une ingénierie narrative, où chaque élément répond à une logique rigoureuse. Le roman devient une métaphore de la construction humaine. Perec, à travers une observation minutieuse de chaque détail de l'appartement, crée un espace riche en textures, en objets et en atmosphère. L’auteur ne se contente pas de décrire les lieux, il leur donne une histoire, même s'il n'explique rien explicitement. Les éléments comme les taches sur le fauteuil, le livre tombé, la tasse de thé renversée, les objets déplacés, sont autant de traces laissées par la vie, par les mouvements passés des personnages, et contribuent à construire l'univers du récit.
Cela reflète l'ingénierie littéraire, car chaque détail, aussi insignifiant soit-il, a une fonction précise dans la composition de l'œuvre. L’agencement des objets, des lieux, des gestes et des événements fonctionne comme un système, chaque pièce du puzzle contribuant à la représentation de la vie dans un appartement ordinaire. Les personnages sont à peine évoqués ici, mais leur présence se fait sentir à travers ces traces laissées dans l’espace. C'est une manière pour Perec de raconter une histoire, non pas à travers une action directe, mais à travers des indices et des objets qui remplissent un rôle dans l’organisation du récit.
Cet enchaînement de détails, avec un mouvement constant entre observation précise et référence à la vie des personnages, fait écho à la façon dont l’ingénierie littéraire conçoit la littérature comme un mécanisme où chaque élément, aussi petit soit-il, est intégré dans un ensemble réfléchi. Loin de créer un simple décor, Perec construit un espace narratif complexe, dont chaque partie fonctionne pour enrichir la compréhension globale de l’histoire.
Pour structurer son roman, il s’inspire du problème du cavalier aux échecs : le récit progresse en suivant le déplacement du cavalier sur un échiquier imaginaire superposé au plan de l’immeuble.
Cette contrainte ne concerne pas un chapitre en particulier mais régit l’ensemble du livre. Chaque chapitre correspond à une case de l’échiquier et décrit une pièce différente de l’immeuble, en suivant ce mouvement. Perec a ainsi conçu une matrice narrative où chaque case visitée permet de raconter une nouvelle histoire, tout en maintenant une progression cohérente.
Le chapitre 66 présente une particularité notable liée à la contrainte du déplacement du cavalier. Lors de son 66e déplacement, le cavalier s’arrête dans la cave de l’immeuble. Cependant, cet arrêt n’est pas pris en compte dans la numérotation des chapitres. Ainsi, le chapitre 66 est consacré à l’arrêt 67, à savoir la boutique d’antiquités de Madame Marcia. Cette omission crée une lacune intentionnelle, symbolisant la pièce manquante du puzzle de Bartlebooth, un personnage central du roman.
Chapitre 66 Marcia (extrait)
La véritable spécialité de Madame Marcia concerne cette variété d’automates que l’on appelle les montres animées. Contrairement aux autres automates ou boîtes à musique dissimulés dans des bonbonnières, des pommeaux de cannes, des drageoirs, des flacons à parfum, etc., ce ne sont généralement pas des merveilles de technique. Mais leur rareté en fait tout le prix. Alors que les horloges animées, genre jacquemarts, et les pendules animées, genre chalets suisses à coucous, etc. ont toujours été excessivement répandues, il est extrêmement rare de trouver une montre un tant soit peu ancienne, qu’elle soit montre de gousset, oignon ou savonnette, dans laquelle l’indication des heures et des secondes soit le prétexte d’un tableau mécanique.
Les premières qui apparurent n’étaient en fait que des jacquemarts miniature avec un ou deux personnages à l’épaisseur négligeable venant frapper les heures sur un carillon presque plat.
Ensuite vinrent les montres lubriques, ainsi désignées par les horlogers qui, s’ils acceptèrent de les fabriquer, refusèrent de les vendre sur place, c’est-à-dire à Genève. Confiées à des agents de la Compagnie des Indes chargés de les négocier en Amérique ou en Orient, elles arrivèrent rarement à destination_; le plus souvent elles furent, dans les ports européens, l’objet d’un trafic clandestin si intense que, très vite, il devint pratiquement impossible de s’en procurer. On n’en fabriqua guère plus que quelques centaines et une soixantaine au maximum ont survécu. Un horloger américain en possède à lui seul plus des deux tiers. Des maigres descriptifs qu’il a donnés de sa collection_—_il n’a jamais autorisé personne à voir ou à photographier une seule de ses montres_—, il ressort que leurs fabricants n’ont pas beaucoup cherché à faire preuve d’imagination_: sur trente-neuf des quarante-deux montres qu’il possède, la scène représentée est en effet la même_: un coït hétérosexuel entre deux individus appartenant au genre humain, tous deux adultes, faisant partie de la même race (blanche ou, comme on dit encore, caucasienne)_; l’homme est étendu sur le ventre de la femme qui est couchée sur le dos (position dite «_du missionnaire_»). L’indication des secondes est marquée par un déhanchement de l’homme dont le bassin se recule et s’avance toutes les secondes_; la femme donne l’indication des minutes avec son bras gauche (épaule visible) et celle des heures avec son bras droit (épaule masquée). La quarantième montre est identique aux trente-neuf premières, mais a été peinte après coup, faisant de la femme une femme noire. Elle appartint à un négrier nommé Silas Buckley. La quarante et unième, d’une finesse d’exécution beaucoup plus poussée, représente Léda et le Cygne_: les battements d’aile de l’animal rythment chaque seconde de leur émoi amoureux. La quarante-deuxième, réputée avoir appartenu au chevalier Andréa de Nerciat, est censée illustrer une scène de son célèbre ouvrage Lolotte ou mon noviciat_: un jeune homme, déguisé en soubrette, est troussé et sodomisé par un homme dont l’habit, en s’écartant, laisse entrevoir un sexe démesurément gros_; les deux personnages sont debout, l’homme derrière la femme de chambre qui s’appuie contre le chambranle d’une porte. Le descriptif fourni par l’horloger américain ne précise malheureusement pas comment sont indiquées les heures et les secondes.
(Hachette, 1978)