ITALO CALVINO
Les Villes invisibles (1972)
Les Villes invisibles (1972)
Dans Les Villes invisibles, Italo Calvino (1923-1985) redéfinit l’ingénierie à travers une poétique urbaine, où l’architecture, loin de se limiter à une discipline technique, devient le vecteur d’une exploration profonde des aspirations humaines, des désirs et de l’imaginaire. L’ingénierie, ici, n’est plus seulement une question de structures solides et de matériaux, mais une métaphore de la construction mentale et spirituelle de l’espace, une œuvre où le rêve et la réalité se confondent. À travers des villes qui ne figurent sur aucun atlas, Calvino nous invite à repenser l’ingénierie comme un art de l’imaginaire.
Chaque ville, chaque ruelle, chaque dialogue devient une construction de l’esprit, un projet mental où les lois de la réalité cèdent la place à celles du rêve et de la symbolique. Dans ce roman, l’ingénierie n’est plus simplement un moyen de construire des structures physiques, mais un processus de création qui touche à l’âme humaine, à la mémoire, au désir et à la quête de sens. À travers ce voyage dans des mondes invisibles, Calvino nous invite à repenser l’ingénierie comme l’art de bâtir des univers à la fois réels et imaginaires, où chaque construction est une métaphore du monde intérieur.
Italo Calvino réinvente l’ingénierie en la liant à l’imaginaire et à la poésie. Les villes qu’il décrit, loin de suivre les règles de l’architecture conventionnelle, sont des constructions mentales, des métaphores de la mémoire, du désir et des émotions humaines. Chaque cité devient un projet de l’esprit, un espace où les formes architecturales symbolisent des concepts plus larges, comme la fugacité du temps ou l’influence des signes.
L’ingénierie dans ce roman n’est pas seulement celle des structures physiques, mais aussi celle de la pensée. Les villes sont des projets d'imaginaire, où les matériaux sont faits de rêves et de symboles. À travers des dialogues entre Marco Polo et Kublai Khan, l’auteur italien propose une vision de l’ingénierie comme un art de construire des mondes intérieurs, où chaque ville est une projection des désirs et des réflexions humaines.
Chapitre 2 - Les villes élancées 2
Maintenant je vais dire de la ville de Zenobia qu’elle a ceci d’admirable : bien qu’elle repose sur un terrain sec, elle surgit sur des pilotis très hauts, et les maisons sont en bambou et en zinc, avec des galeries et des balcons en grand nombre, situés à des hauteurs différentes sur des échasses qui se chevauchent les unes les autres, reliées par des échelles et des passerelles suspendues, surmontées par des belvédères couverts de toits en forme de cône, des tonneaux de réservoir d’eau, des girouettes qui indiquent le vent et dont surgissent des poulies, des lignes, et des grues.
Quel fut le besoin ou le commandement ou le désir qui a pu pousser les fondateurs de Zenobia à donner cette forme à leur ville, on ne se le rappelle pas, et pour cette raison on ne saurait dire s’ils ont été exaucés par la ville telle que nous la voyons aujourd’hui, qui s’est peut-être développée par superpositions successives à partir de son premier dessin devenu désormais indéchiffrable. Mais ce qui est certain est que si l’on demande à celui qui habite Zenobia de décrire comment il verrait une vie heureuse, c’est toujours une ville comme Zenobia qu’il s’imagine, avec ses pilotis, et ses échelles suspendues, une Zenobia peut-être complètement différente, avec des étendards et des rubans qui claquent au vent, mais obtenue toujours par la combinaison d’éléments du premier modèle.
Cela dit, il est inutile d’établir si Zenobia doit être classée parmi les villes heureuses ou parmi les malheureuses. Cela n’a pas de sens de diviser les villes en ces deux espèces, mais il faut recourir à deux autres : celles qui continuent au fil des années et des changements à donner leurs formes aux désirs et celles où les désirs parviennent à effacer les villes ou sont effacés par elles.
Commentaire
Cet extrait illustre comment Calvino, à travers la ville de Zenobia , transforme l’architecture et l’urbanisme en un langage symbolique. La ville n’est plus simplement un lieu physique, mais un système complexe de signes, à déchiffrer et à réinterpréter constamment. Chaque élément de la ville devient une partie d’un discours plus large sur la signification et la perception, et l’habitat devient un espace où l’individu est à la fois lecteur et interprète d’un texte infini, un texte en perpétuelle réécriture. Zenobia, ainsi, incarne l’idée que l’architecture elle-même peut être un langage, une métaphore vivante qui invite à une exploration continue et à une réflexion sans fin.
Chapitre 5 - Les villes élancées 5
Si vous voulez me croire, parfait. Je vais dire maintenant comment est faite Ottavia, la ville - toile d’araignée. Il y a un précipice entre deux montagnes à pic : la ville donne sur le vide, attachée aux deux crêtes par des cordes et des chaînes et des passerelles. On marche sur des traverses de bois, attentifs à ne pas mettre les pieds dans les intervalles, ou on s’accroche_aux mailles de filets de chanvre. En dessous il n’y a rien sur des centaines et des centaines de mètres : un nuage passe ; on entrevoit plus bas le fond du ravin.
Telle est la base de la ville : un filet qui sert de passage et de soutien. Tout le reste, au lieu de s’élever par-dessus, est suspendu en dessous : échelles de corde, hamacs, maisons faites comme des sacs, porte-manteaux, terrasses en forme de navette, outres pour l’eau, becs de gaz, tournebroches, paniers suspendus à des ficelles, monte-charges, douches, trapèzes et anneaux pour jouer, téléphériques, lampadaires, vases garnis de plantes aux feuillages tombants.
Suspendue sur l’abîme, la vie des habitants d’Ottavia est moins incertaine que dans d’autres villes. Ils savent qu’il ne faut pas trop forcer sur le filet.
(traduction Martin Rueff,Gallimard, 2019)