UMBERTO ECO
Le pendule de Foucault (1990)
Le pendule de Foucault (1990)
Le Pendule de Foucault est un roman d’aventures écrit par Umberto Eco (1932-2016), qui se présente comme la longue dissertation d’un homme, animé par une passion pour les mystères hermétiques, et qui, par jeu, imagine, avec deux collègues, un plan mondial destiné à gouverner le monde. À travers de nombreuses pages et digressions (telles que des récits sur l'Italie en guerre, sa reconstruction, ou les batailles des Templiers), l'auteur mêle humour féroce, imagination et érudition pour écrire une œuvre inclassable.
Le titre du livre fait référence à l’expérience de physique du pendule de Foucault, une expérience conçue par le physicien français Léon Foucault pour démontrer la rotation de la Terre par rapport à un référentiel galiléen. Pour certains personnages obsédés par l'ésotérisme et l'occultisme dans le roman, le pendule représente le seul et unique indicateur du point fixe de l’univers. Dans un référentiel non galiléen lié à un observateur terrestre, l’effet de la force de Coriolis explique le mouvement du pendule.
Dans Le Pendule de Foucault, l’ingénierie n'est pas seulement un élément matériel et pratique, mais elle se mêle à des concepts intellectuels et à des intrigues mystérieuses. Le roman tourne autour de trois personnages principaux qui, à travers leurs connaissances en histoire, en culture et en sciences, créent une sorte de jeu intellectuel, un «_pendule_» qui semble prendre une dimension presque magique et inquiétante.
L’ingénierie dans ce contexte peut être vue sous l'angle de l’ingénierie de l’esprit et de la manipulation des connaissances. Les protagonistes utilisent des références historiques, des sciences occultes et des constructions complexes d’idées pour imaginer une conspiration mondiale autour du Saint Graal, de l'alchimie et de la science secrète. Dans une anthologie littéraire, cet aspect pourrait être exploré sous l’angle de la manière dont Eco mêle la rigueur intellectuelle (la structure d’un plan, la logique, la précision d’un calcul) à la création d’un univers mystérieux qui se nourrit des théories anciennes et de l’ingénierie de l’imagination.
1. Kétér
Et en effet, je remarquai que dans l'angle droit, contre une fenêtre, se trouvait la guérite du Périscope. J'entrai. Je me trouvai devant une plaque de verre, comme un tableau de bord sur lequel je voyais se dérouler les images d'un film, très floues, une section de ville. Puis je me rendis compte que l'image était projetée par un autre écran, situé au-dessus de ma tête, où elle apparaissait à l'envers, et ce second écran était l'oculaire d'un périscope rudimentaire, fait pour ainsi dire de deux grosses boîtes encastrées à angle obtus, avec la boîte la plus longue qui s'avançait en guise de tube hors de la guérite, sur ma tête et dans mon dos, atteignant une fenêtre supérieure d'où, certainement par un jeu intérieur de lentilles qui lui consentait un grand angle de vision, il captait les images extérieures. Calculant le parcours que j'avais fait en montant, je compris que le périscope me permettait de voir l'extérieur comme si je regardais par les vitraux supérieurs de l'abside de Saint-Martin – comme si je regardais, accroché au Pendule, dernière vision d'un pendu. J'adaptai mieux ma pupille à cette image blafarde : je pouvais maintenant voir la rue Vaucanson, sur laquelle donnait le choeur, et la rue Conté, qui prolongeait idéalement la nef. La rue Conté débouchait sur la rue Montgolfier à gauche et la rue de Turbigo à droite, deux bars aux coins, Le Week End et La Rotonde, et droit devant une façade sur laquelle se détachait l'inscription, que je déchiffrai non sans difficulté, LES CRÉATIONS JACSAM. Le périscope. Pas si évident que ça, qu'il fût dans la salle des verreries au lieu de se trouver dans celle des instruments d'optique, signe qu'il était important que la prospection de l'extérieur advînt dans cet endroit, avec cette orientation-là, mais je ne comprenais pas les raisons du choix. Pourquoi ce cubiculum, positiviste et vernien, à côté du rappel emblématique du lion et du serpent ?
En tout cas, si j'avais la force et le courage de passer là encore quelques dizaines de minutes, peut-être le gardien ne me verrait-il pas.
(traduction Jean-Noël Schifano, Editions Grasset & Fasquelle, 1932)