VICTOR HUGO
Notre-Dame de Paris (1831)
Notre-Dame de Paris (1831)
Notre-Dame de Paris de Victor Hugo offre une réflexion profonde sur le rapport entre l'homme, la technologie et l’architecture, en particulier à travers la figure emblématique de la cathédrale Notre-Dame. L’œuvre de Hugo ne se contente pas de décrire un monument, elle interroge le rôle de l’architecture dans la société et dans l’histoire, tout en soulignant la manière dont l’ingénierie et la construction façonnent les individus et les civilisations.
Victor Hugo, né le 26 février 1802 à Besançon et mort le 22 mai 1885, est l'un des plus grands écrivains français du XIXe siècle, une figure centrale du romantisme littéraire. Poète, dramaturge, romancier et homme politique, Hugo a marqué la littérature française par son engagement humaniste et sa capacité à mêler fiction et réflexion sociale et politique.
À travers ses écrits, Hugo a souvent interrogé les rapports entre l'homme et son environnement, en mettant en lumière la puissance de la nature, de l’art et des structures sociales.
La cathédrale, au cœur du roman, n’est pas simplement un décor ; elle devient un personnage à part entière, presque une entité vivante, qui incarne à la fois la grandeur du Moyen Âge et les transformations sociales et techniques de l’époque de Hugo. Dans Notre-Dame de Paris, l’architecture gothique représente une fusion entre art, science et religion. Les ingénieurs, architectes et artisans qui ont participé à sa construction sont dépeints comme des figures à la fois créatives et fonctionnelles, dotées d’une expertise technique avancée pour leur époque. Hugo consacre de longues pages à détailler la beauté des structures de la cathédrale : ses voûtes, ses arcs-boutants, ses gargouilles et ses vitraux. Ces descriptions techniques sont essentielles pour comprendre la cathédrale comme un produit de l’ingénierie médiévale, où chaque élément, du plus grand au plus petit, a une fonction précise, un rôle dans la stabilité et l’esthétique du tout.
Cependant, Hugo ne se contente pas de célébrer l’ingénierie médiévale. À travers son personnage de Quasimodo, le bossu sonneur de cloches, il évoque aussi l’impact de ces structures sur les individus. La cathédrale, tout en étant une merveille d’ingénierie, devient aussi un lieu de souffrance et d’isolement pour ceux qui y sont liés, comme Quasimodo ou Esmeralda, la bohémienne. Cette juxtaposition souligne l’ambivalence de l’ingénierie : si elle peut élever les hommes, elle peut aussi les écraser sous son poids. Le roman, tout en célébrant la puissance de l'architecture, questionne également son rôle dans les rapports sociaux et son impact sur la condition humaine.
De plus, Notre-Dame de Paris se situe dans un contexte historique où la modernité commence à faire des incursions dans un monde encore largement marqué par les traditions médiévales. L’ouvrage se fait ainsi le témoin des tensions entre l’ancien et le nouveau, en particulier à travers la figure de l’architecte Claude Frollo, qui incarne une vision rationnelle et scientifique du monde, mais qui se trouve également confronté à des forces irrationnelles et sociales qu’il ne maîtrise pas. L’ouvrage de Hugo agit comme un appel à la préservation des héritages architecturaux et à la reconnaissance du génie des bâtisseurs du passé, tout en mettant en garde contre les dangers de la déshumanisation et de la destruction des symboles du passé au nom de la modernité.
Livre Troisième, chapitre 1
Sans doute c'est encore aujourd'hui un majestueux et sublime édifice que l'église de Notre-Dame de Paris.
Mais, si belle qu'elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s'indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe Auguste qui en avait posé la dernière.
Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d'une ride on trouve toujours une cicatrice.
Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l'homme est stupide.
Si nous avions le loisir d'examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimées à l'antique église, la part du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes de l'art. Il faut bien que je dise des hommes de l'art, puisqu'il y a eu des individus qui ont pris la qualité d'architectes dans les deux siècles derniers.
Et d'abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodés et dentelé des vingt-huit niches royales, l'immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d'arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d'ardoise, parties harmonieuses d'un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l'œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l'ensemble; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire; œuvre colossale d'un homme et d'un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est sœur; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d'une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l'ouvrier disciplinée par le génie de l'artiste; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : variété, éternité.
Et ce que nous disons ici de la façade, il faut le dire de l'église entière; et ce que nous disons de l'église cathédrale de Paris, il faut le dire de toutes les églises de la chrétienté au moyen âge. Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné.
Mesurer l'orteil du pied, c'est mesurer le géant.
Revenons à la façade de Notre-Dame, telle qu'elle nous apparaît encore à présente, quand nous allons pieusement admirer la grave et puissante cathédrale, qui terrifie, au dire de ses chroniqueurs : que mole sua terrorem incutit spectantibus.
Trois choses importantes manquent aujourd'hui à cette façade. D'abord le degré de onze marches qui l'exhaussait jadis au-dessus du sol ; ensuite la série inférieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la série supérieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier étage, à partir de Childebert jusqu'à Philippe Auguste, tenant en main « la pomme impériale ».
Le degré, c'est le temps qu'il a fait disparaître en élevant d'un progrès irrésistible et lent le niveau du sol de la Cité. Mais, tout en faisant dévorer une à une, par cette marée montante du pavé de Paris, les onze marches qui ajoutaient à la hauteur majestueuse de l'édifice, le temps a rendu à l'église plus peut-être qu'il ne lui a ôté, car c'est le temps qui a répandu sur la façade cette sombre couleur des siècles qui fait de la vieillesse des monuments l'âge de leur beauté.