ALDOUS HUXLEY
Le Meilleur des Mondes (1932)
Le Meilleur des Mondes (1932)
Aldous Huxley, né en 1894 et mort en 1963, est un écrivain, philosophe et essayiste britannique, souvent reconnu pour sa critique acerbe de la société moderne et de la technologie. Son œuvre la plus célèbre est Brave New World (Le Meilleur des mondes, 1932), un roman dystopique qui s’inscrit dans la tradition des écrits sur les sociétés totalitaires et la surveillance de masse. Huxley explore les dangers d'une société technologiquement avancée qui se coupe des valeurs humaines fondamentales.
Dans Le Meilleur des Mondes, Huxley imagine un futur où la société est parfaitement organisée autour de la consommation et de l'hédonisme, où les individus sont génétiquement conditionnés pour remplir un rôle précis et où le bonheur est assuré par la prise de drogues et la suppression de toute forme de conflit ou de désir individuel. Cette société est régie par une forme de contrôle social subtil mais omniprésent, plus par la manipulation psychologique que par la contrainte brute.
L’auteur s’inspire en partie des inquiétudes contemporaines vis-à-vis des avancées scientifiques, du conditionnement de masse, de l’industrialisation et des régimes autoritaires. Il critique l’idéologie du progrès à tout prix et les dérives possibles des sociétés industrialisées, notamment la déshumanisation induite par les technologies et l’ingénierie sociale. Dans le cadre d’une anthologie littéraire de l’ingénierie, Le Meilleur des Mondes pourrait servir à illustrer les dangers que peut représenter l'ingénierie sociale et technologique, qui se veut organiser et contrôler les individus sous prétexte de garantir leur bonheur et leur prospérité.
Huxley interroge ainsi l’équilibre entre la science, la liberté individuelle et les valeurs humaines essentielles, posant la question de savoir si l'ingénierie sociale et technologique peut réellement conduire à un « meilleur » monde ou si, au contraire, elle risque de détruire l’essence de ce qui fait l’humanité.
Chapitre 1
Un bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l’entrée principale, les mots : CENTRE D’INCUBATION ET DE CONDITIONNE MENT DE LONDRES-CENTRAL, et, dans un écusson, la devise de l’État mondial : COMMUNAUTÉ, IDENTITÉ. STABILITÉ.
L’énorme pièce du rez-de-chaussée était exposée au nord. En dépit de l’été qui régnait au-delà des vitres, en dépit de toute la chaleur tropicale de la pièce elle-même, ce n’étaient que de maigres rayons d’une lumière crue et froide qui se déversaient par les fenêtres. Les blouses des travailleurs étaient blanches, leurs mains, gantées de caoutchouc pâle, de teinte cadavérique. La lumière était gelée, morte, fantomatique. Ce n’est qu’aux cylindres jaunes des microscopes qu’elle empruntait un peu de substance riche et vivante, étendue le long des tubes comme du beurre.
— Et ceci, dit le Directeur, ouvrant la porte, c’est la Salle de Fécondation.
Au moment où le Directeur de l’Incubation et du Conditionnement entra dans la pièce, trois cents Fécondateurs, penchés sur leurs instruments, étaient plongés dans ce silence où l’on ose à peine respirer, dans ce chantonnement ou ce sifflotement inconscients, par quoi se traduit la concentration la plus profonde. Une bande d’étudiants nouvellement arrivés, très jeunes, roses et imberbes, se pressaient, pénétrés d’une certaine appréhension, voire de quelque humilité, sur les talons du Directeur. Chacun d’eux portait un cahier de notes, dans lequel, chaque fois que le grand homme parlait, il griffonnait désespérément. Ils puisaient ici leur savoir à la source même. C’était un privilège rare. Le D.I.C. de Londres-Central s’attachait toujours à faire faire à ses nouveaux étudiants, sous sa conduite personnelle, le tour des divers services.
« Simplement pour vous donner une idée d’ensemble », leur expliquait-il. Car il fallait, bien entendu, qu’ils eussent un semblant d’idée d’ensemble, si l’on voulait qu’ils fissent leur travail intelligemment, – et cependant qu’ils en eussent le moins possible, si l’on voulait qu’ils fussent plus tard des membres convenables et heureux de la société. Car les détails, comme chacun le sait, conduisent à la vertu et au bonheur ; les généralités sont, au point de vue intellectuel, des maux inévitables. Ce ne sont pas les philosophes, mais bien ceux qui s’adonnent au bois découpé et aux collections de timbres, qui constituent l’armature de la société.
— Demain, ajoutait-il, leur adressant un sourire empreint d’une bonhomie légèrement menaçante, vous vous mettrez au travail sérieux. Vous n’aurez pas de temps à consacrer aux généralités… D’ici là…
D’ici là, c’était un privilège. De la source même, droit au cahier de notes. Les jeunes gens griffonnaient fébrilement.
Grand, plutôt maigre, mais bien droit, le Directeur s’avança dans la pièce. Il avait le menton allongé et les dents fortes, un peu proéminentes, que parvenaient tout juste à recouvrir, lorsqu’il ne parlait pas, ses lèvres pleines à la courbe fleurie. Vieux, jeune ? Trente ans ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? C’était difficile à dire. Et, au surplus, la question ne se posait pas ; dans cette année de stabilité, cette année 632 de N.F., il ne venait à l’idée de personne de la poser.
— Je vais commencer par le commencement, dit le D.I.C., et les étudiants les plus zélés notèrent son intention dans leur cahier : Commencer au commencement. – Ceci – il agita la main – ce sont les couveuses. – Et, ouvrant une porte de protection thermique, il leur montra des porte-tubes empilés les uns sur les autres et pleins de tubes à essais numérotés. – L’approvisionnement d’ovules pour la semaine. Maintenus, expliqua-t-il, à la température du sang ; tandis que les gamètes mâles – et il ouvrit alors une autre porte – doivent être gardés à trente-cinq degrés, au lieu de trente-sept. La pleine température du sang stérilise. Des béliers, enveloppés de thermogène, ne procréent pas d’agneaux.
(traduction Jules Castier, Plon, 1932)