FRANÇOIS LE LIONNAIS
La peinture à Dora (1988)
La peinture à Dora (1988)
François Le Lionnais (1901-1984) est un ingénieur chimiste mathématicien épris de littérature, doublé d’un écrivain passionné de sciences.
Il est ingénieur chimiste de formation. A 38 ans il devient un résistant lyonnais de la première heure. Arrêté et torturé par la Gestapo en octobre 1944, il est déporté à Dora durant six mois.
Nommé Directeur des Études Générales à l'École Supérieure de Guerre, Le Lionnais devient chef de la division d'enseignement et de diffusion des sciences à l'UNESCO au début des années 1950. Cofondateur et Président de l'Association des écrivains scientifiques de France, il devient également membre du Comité consultatif du langage scientifique de l’Académie des sciences et du Comité d’étude des termes techniques français, ainsi que conseiller scientifique de la Commission de restauration des œuvres d’art des musées nationaux français, et expert technique auprès du Conseil indien pour la recherche scientifique durant cette décennie.
En 1952, il crée le Prix Kalinga-UNESCO de vulgarisation scientifique, avec Jacques Bergier.
Célèbre pour son livre Les Nombres remarquables (1983), il est régent du Collège de Pataphysique, grand spécialiste du jeu d'échecs et producteur-animateur d’une émission de radio diffusée régulièrement tout au long des années 60, La Science en marche (sur France Culture), alors qu'il est membre du comité des sciences de la R.T.F.
Il fonde en 1960 l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Il fonde aussi l’Oulipopo pour la littérature policière, l’Oupeinpo pour la peinture, et avec Noël Arnaud jette les bases de ce qui deviendra l’Oupeinpo pour la cuisine.
Il meurt en 1984, laissant d’innombrables projets en suspens. Il possédait une bibliothèque de près de 30 000 ouvrages, dont un dixième consacré au seul jeu d'échecs.
L'événement eut lieu un matin au cours d'une de ces séances auxquelles nous étions accoutumés. Nous étions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d'appel, pendant qu'on procédait à une fouille générale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s'élevait du côté de l'infirmerie. L'automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m'emportèrent avec eux. L'Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l'hôte. Favorisée sans doute par l'affaiblissement physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une vive exaltation s'empara de moi : l'impression de m'être évadé, comme aurait pu le faire une fumée, sous l’œil de mes gardiens imbéciles. Cette euphorie fut de brève durée. Elle fut assez longue cependant pour me permettre de supporter la solide volée de coups de poings et de gifles à décrocher les mâchoires (encore un cas où se révèle la supériorité expressive du langage populaire sur le vocabulaire académique : c'est _ baffes_» qu'il faudrait dire) qui furent mon lot quand mon tour arriva d'être fouillé…
…Je sus alors que j'étais de nouveau sollicité par l'appel d'une ancienne passion. Toutefois, il fallut la réapprendre. Ce fut dans mon «_block_» qu'allait se faire le réapprentissage. (...)
J'avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois peintres. Mais je les voyais peu par suite des difficultés inhérentes à la profession de détenu ; et d'ailleurs je ne recherchais point leur compagnie. Nous n'avions pas la même manière de comprendre et d'aimer la peinture. Je préférais m'entretenir de ce sujet avec mon meilleur ami de là-bas, un jeune homme auquel je m'étais attaché comme on ne peut le faire que dans ces exceptionnelles circonstances et qui ne devait, hélas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure : il s'appelait Jean Gaillard.
Aussi intelligent que sensible il était avide de tout ce qui touchait aux choses de l'esprit. Ensemble nous passions tout le temps dont nous pouvions disposer à faire le tour des connaissances humaines, une sorte d'inventaire de tout ce que les ont su édifier. Je retraçais pour mon ami l'histoire de la Théorie des Nombres et nous l'élargîmes bientôt en une histoire plus générale des Mathématiques. Ce fut ensuite le tour de l'Électricité, de l'Optique et de la Chimie. Nous obliquâmes vers la philosophie dont nous reconstituâmes la trajectoire depuis les théogonies primitives jusqu'à l'existentialisme et au marxisme. Le jour de la peinture arriva et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question.
Je commençai par lui exposer le plan de mon grand livre sur la Peinture. Cet ouvrage (qui faute de temps a les plus grandes chances de ne jamais paraître) propose en cette matière le point de vue d'un amateur de mathématiques et par conséquent de fantaisie. Pour illustrer ma théorie des « deux portes » et quelques autres thèses (dont certaines n'étaient pas sans le scandaliser agréablement) il eût été nécessaire de les appuyer sur des exemples nombreux, précis et tangibles. Malheureusement, je ne pouvais lui mettre sous les yeux ni les oeuvres elles-mêmes, ni même des reproductions. Il fallut nous contenter d'un expédient : je lui décrivis ces oeuvres avec la plus grande minutie pendant les interminables heures d'attente sur la place d'appel. Doué d'une excellente mémoire, Jean réussit ce tour de force de se familiariser avec quelques tableaux célèbres au point de pouvoir en parler en meilleure connaissance de cause que tant de gens qui les ont regardés sans les comprendre, sans les aimer, et je crois, bien souvent, sans les voir.
Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux musée du monde. Ce faisant, nous avions fini par extraire de chaque œuvre un détail seulement, parfois deux, infiniment plus sonores, plus lourds et plus justes, - plus vrais que la misérable réalité qui nous broyait sans nous convaincre. La Kermesse de Rubens nous livra la petite jalouse du premier plan, à gauche, et aussi, à droite, ce prodigieux passage du tumulte humain au mélancolique apaisement de la nature, Nous dérobâmes sa grappe de raisin à la Fécondité de Jordaens, le petit âne du Buisson de Ruysdael, la nappe miraculeuse des Pèlerins d'Emmaüs. Nous pénétrâmes, le cœur battant, dans la chambre qui est à l'arrière-plan des Ménines...
Nous réinventions chaque tableau, inquiets de dire, avec de simples mots, ce bonheur insolent dans la couleur des Femmes d'Alger, le fleurissement sensuel du Moulin de la Galette, et la préméditation de chacune des mille touches apparentes de la Maison du Pendu.
Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et du vent froid de l'hiver. Rompu maintenant à mon jeu, je n'avais plus guère besoin des toiles peintes par ces peintres pour créer mon univers de formes et de couleurs. Quelques semaines avant la Libération, j'avais récupéré suffisamment d'élasticité intérieure pour pouvoir me livrer de nouveau à l'un de mes anciens vices : la Peinture mentale.