EMILE ZOLA
La Bête humaine (1890)
La Bête humaine (1890)
La Bête humaine, dix-septième volume de la série Les Rougon-Macquart, offre une perspective fascinante sur les relations entre l’homme et la machine. L’auteur, figure incontournable du naturalisme, se distingue par sa capacité à décrire avec une précision clinique les phénomènes sociaux, humains et techniques. À travers ce roman, il explore la fusion entre l’ingénierie ferroviaire et les passions humaines, soulignant les effets destructeurs et libérateurs de la modernité industrielle.
Zola (1840-1902), chef de file du naturalisme, est reconnu pour sa capacité à analyser les sociétés humaines à travers le prisme des sciences et des observations rigoureuses. Dans Les Rougon-Macquart, il dresse une fresque de la société du Second Empire, un moment charnière de l’histoire de France, marqué par l’essor de la bourgeoisie, l’explosion industrielle et l’urbanisation. Dans La Bête humaine, il mêle ces thèmes avec l’univers ferroviaire en plein développement, un secteur symbolisant à la fois le progrès et le danger inhérent à cette transformation.
L’histoire du roman se déroule sur la ligne de chemin de fer Paris-Saint-Lazare-Le Havre, une véritable artère industrielle qui relie deux mondes : celui de la machine et celui de l’humain. Le mécanicien Jacques Lantier, protagoniste du roman, incarne à la fois la fascination et l’aliénation face à la locomotive qu’il conduit, la Lison. On a coutume de dire que cette histoire comporte deux héros : d'une part, le mécanicien Jacques Lantier et, de l'autre, sa locomotive , la Lison, que Lantier aime plus qu'une femme.
Cette machine est à la fois un outil de progrès, un symbole de la modernité, et un élément incontrôlable, qui, tout comme le héros, peut se déchaîner de manière imprévisible. Zola décrit la locomotive de façon presque vivante, comme une bête sauvage prête à se libérer de toute forme de contrôle humain : « La machine sifflait, grondait, comme un animal vivant, dompté mais toujours prêt à se déchaîner. »
Les machines modernes sont à la fois des instruments d’émancipation, permettant de relier des lieux et de transformer les vies humaines, mais elles sont aussi des forces mécaniques qui échappent à la maîtrise de l’homme, symbolisant ainsi les tensions entre progrès et destruction. L’ingénierie ferroviaire, dans le roman, devient un microcosme des contradictions de la modernité. Alors que le chemin de fer relie les individus, il les expose également à des forces incontrôlables, qu’il s’agisse des passions humaines ou des dynamiques sociales, souvent tragiques.
Au-delà de l’aspect technique, Zola inscrit son récit dans une réflexion plus profonde sur la condition humaine, marquée par la science, la rationalité et les forces sociales impitoyables. Dans La Bête humaine, les progrès techniques ne sont pas seulement des objets de fascination, mais aussi des instruments qui révèlent la violence, la folie et l’inéluctabilité du destin. Les personnages, tout comme les machines qu’ils manipulent, sont pris dans des mécanismes qu’ils ne peuvent entièrement contrôler, ce qui renforce l’idée de fatalité, un thème récurrent dans l’œuvre de Zola.
Il montre comment l’ingénierie, bien qu’ayant un potentiel de libération et de progrès, peut aussi conduire à une aliénation, à des conflits intérieurs et à des catastrophes. Ce faisant, il invite à réfléchir sur la place de l’homme face à l’irrationnel et à l’incontrôlable dans une époque de bouleversements technologiques et industriels.
Chapitre 7
« Jamais elle ne montera, la fainéante ! » dit-il, les dents serrées, lui qui ne parlait pas en route.
Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda.
Qu'avait-il donc maintenant contre la Lison ? Est-ce qu'elle n'était pas toujours la brave machine obéissante, d'un démarrage si aisé, que c'était un plaisir de la mettre en route, et d'une si bonne vaporisation, qu'elle épargnait son dixième de charbon, de Paris au Havre ?
Quand une machine avait des tiroirs comme les siens, d'un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait lui tolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagère quinteuse, ayant pour elle la conduite et l'économie. Sans doute qu'elle dépensait trop de graisse. Et puis après ? On la graissait, voilà tout !
Justement, Jacques répétait, exaspéré :
« Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas. »
Et, ce qu'il n'avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu'il suivit tout le long de la chaudière. Mais c'était une manœuvre des plus périlleuses_: ses pieds glissaient sur l'étroite bande de fer, mouillée par la neige; et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l'immense couche blanche, où elle s'ouvrait profondément un sillon. Elle le secouait, l'emportait. Parvenu à la traverse d'avant, il s'accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde à l'emplir, en se tenant d'une main à la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu'un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer la mort.